Bagnolet, le 13 juin 2009, discours de Jean-Claude Lefort.

Remise du drapeau

Chers amis,

Ce matin Bagnolet a fait œuvre de mémoire en immortalisant les 74 fils de cette ville qui, dès 1936, sont allés avec 9.000 Français de toutes origines défendre la République espagnole les armes à la main.

C’étaient « Les Volontaires de la liberté ».  

Maintenant Bagnolet se distingue encore en remettant solennellement à notre association, l’ACER, les Amis des Combattants en Espagne républicaine, son nouveau drapeau.

Ce drapeau est fidèle à celui que portaient les Brigadistes de retour d’Espagne et qui s’étaient regroupés dans une association dont nous sommes les héritiers : l’AVER, l’Association des Volontaires en Espagne républicaine.

Je veux remercier du fond du cœur la ville de Bagnolet, son Maire Marc Everbecq et son équipe, tous ceux et toutes celles qui ont pensé et œuvré à cette initiative. Merci infiniment.

En ce moment précis, je ne voudrais pas faire un discours convenu. Je voudrais vous faire quelques confidences. Vous parler des Brigades internationales vu par le gosse de Bagnolet que je suis et qui fut mêlé à cette histoire dès sa plus tendre enfance.

Je suis né officiellement dans le 10ème arrondissement de Paris car, en décembre 1944, il n’y avait pas de maternité à Bagnolet. Mais dès mes premiers jours, c’est à Bagnolet que j’ai demeuré.

J’avais seulement quelques jours de vie que j’habitais déjà, dans mon berceau, au 151 de la rue Sadi-Carnot – un lieu aujourd’hui disparu. C’était à la section du PCF de Bagnolet qui avait alors son siège là-bas. Mon père Joseph, un ancien d’Espagne, et ma mère, Claudine, étaient en effet les « gardiens » de la section, une section alors dirigée par Georges Valbon, mon cher ami depuis toujours.

C’est là, au 151 de la rue Sadi Carnot, que j’ai grandi avec ma seule sœur, mon aînée : Josette. Nous étions heureux au 151. Et pourtant, dès que j’ai pu concevoir un peu les choses, il y avait comme de l’épais dans cette atmosphère ô combien douce. Et l’épais tenait dans ce simple fait : mon père boitait. Il était terrassier mais il boitait.

Ma famille est ensuite allée, à cause de ce handicap qui allait grandir, au 13, rue Marie-Anne Colombier. Ce lieu était à l’époque la cantine du personnel municipal. Nous habitions au premier étage et tous les jours c’était une vraie épreuve pour mon père que de monter les marches en colimaçon. J’entendais sa souffrance rentrée que da dignité empêchait d’exprimer. Chaque jour une infirmière venait lui prodiguer des soins. Ca sentait très fort l’éther. Puis il fut hospitalisé à l’hôpital intercommunal de Créteil. On lui coupa une jambe. J’allais le voir avec ma mère et ma sœur. Jusqu’au jour où, le 10 mars 1952, il nous quitta.  

Ses obsèques restent fortement présentes en moi. Nous partîmes du 13 rue Marie-Anne Colombier pour aller, à pied jusqu’au cimetière nouveau de Bagnolet. Son cercueil était posé sur un corbillard tiré par deux chevaux. Il y avait plein de monde, plein de personnes avec des écharpes tricolores. Il ya avait des gardes d’honneur. J’avais 9 ans et je ne comprenais pas trop ce qui se passait, sauf que mon père était mort.

L’épais de ma tendre enfance devenait alors plus épais encore, étrange à vrai dire. Mais pourquoi donc tout cela ? Pourquoi ces honneurs pour mon père terrassier ? 

Et au cimetière, deux hommes ont alors pris la parole devant une foule énorme. J’ai toujours leurs discours manuscrits, ils sont un peu jaunis, mais ils sont chez moi. Jalousement conservés.

L’un des orateurs s’appelait François Vittori, un brigadiste lui aussi, un grand résistant corse également – la Corse qui se libéra la première du fascisme, en septembre 1943, ne l’oublions jamais. Il lui rendit hommage au nom des Anciens Brigadistes en Espagne. Dans son discours il s’élevait notamment contre le fait que, n’ayant pas le titre d’Ancien combattant, mon père, comme tous les autres, n’avait pas pu être soigné correctement et que sa mort prématurée s’ensuivit.

L’autre s’appelait Georges Valbon, c’était alors, je l’ai dit, le premier secrétaire de la section du Parti communiste de Bagnolet. Il lui rendit hommage au nom du parti. Son discours, écrit à l’encre rouge, fut un bouleversant témoignage d’amitié d’un frère de combat. Il notait, Georges, et ce n’est pas banal, que mon père allait à jamais reposer dans le « carré militaire » car il était « Mort pour la France ».

Ce n’est pas banal, en effet, car la direction municipale de l’époque outrepassait la loi. Mon père n’avait nulle raison légale d’être enterré dans le « carré militaire ». Mais c’est pourtant la décision qui fut prise. Hors la loi mais non pas hors la vérité. Car ce titre d’Ancien combattant devait leur être reconnu, aux anciens Brigadistes, 60 ans plus tard – 60 ans – en 1996.

Je raconte cela pour tenter de dire comment la conscience peut venir à un enfant. Car « l’épais » dont je parlais est devenu clarté en moi petit à petit.

C’est progressivement en effet que j’ai compris pourquoi « tout cela ». Et si de perdre mon père si jeune j’ai pleuré, Dieu sait, de perdre mon père, alors qu’il avait « tout cela » avec des milliers d’autres – dont 74 de Bagnolet –, je suis fier.

Je suis fier de lui, fier d’eux, fier qu’on puisse dire d’eux : « Voilà des hommes pour qui la liberté et la paix, la solidarité et la générosité étaient plus hautement perchés en leurs têtes que leurs propres vies. »

Ne disaient-ils pas alors : « Mieux faut mourir debout que vivre à genoux ! »

C’est en allant là-bas en 37 que mon père avait pris une balle dans le pied sur le front de Jarama. Une balle explosive. Voilà pourquoi il boitait et de quoi il est mort à ne pas être soigné pendant la guerre durant laquelle il a été caché je ne sais où. 

Je voudrais dire encore souligner une chose devant vous

On ne dira jamais assez que la solidarité internationale est nécessaire pour chaque peuple de la planète. C’est encore vrai aujourd’hui. Plus que jamais, peut être, du fait de la mondialisation.

Et quand on sait le rôle joué en France par ceux qui étaient des « Etrangers et nos frères pourtant » on ne peut pas faire autrement que de crier à l’ignoble quand on touche à l’un d’entre eux.

Parmi les 74 qui sont allés de Bagnolet en Espagne, beaucoup étaient des « étrangers ».

Ecoutez quelques noms d’entre ceux-ci qui bagnoletais partirent en Espagne : Franschechi Mario ; Génari Pietro ; Gianotti Carlo ; Graaz ; Guelfi ; Hydl Czerlaw (« Qu’à prononcer vos noms est difficile ») ; Jordief ; Libéro ; Lisik ; Loddi Italo ; Martini Edigio ; Montanini Primo ; Olimpio ; Segalini ; Salcido ; Sguerzi Luigi ; Tnussi, dit Ivo ; Ulbricht, Zanier Pompéo.

Celui qui devait devenir mon parrain après la mort de mon père, s’appelait Gérard Polcri, d’origine italienne.

Oui si nous sommes libres aujourd’hui, c’est aussi grâce à eux. Partis de France, ils étaient polonais, italiens, espagnols ou portugais. « Et ils criaient la France en s’abattant ».

Et maintenant ils sont maghrébins, africains, asiatiques et que sais-je encore ? Ils ont fait la France. Ils sont la France.

A ne pas le reconnaître, pire à les rejeter, c’est la France qu’on méprise et qu’on rejette. C’est un viol de l’histoire. C’est un crime. C’est une abjection.

Voilà, Chers amis. Quand on a l’Espagne au cœur on à la France au cœur. Et quand on a la France au cœur on a « les autres » dans nos cœurs. Ils sont « eux ». Ils sont « nous ».

Plus que jamais c’est l’international qui est le genre humain.

Humain, humanité – comme c’est joli. Il vaut de vivre pour eux quand tant sont morts pour que nous puissions aujourd’hui prononcer ces simples mots : paix, liberté, égalité, fraternité !

Et qu’il soit bien entendu : à cette anti France qui existe et qui éructe encore aujourd’hui nous disons : No Pasaran !

Merci de votre attention. Ce n’étaient que des « confidences ».