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                   Rubrique Tribune libre 
                   Histoire
Article paru dans l'édition du 18 octobre 2004

L’heure de la dernière bataille

Guerre d’Espagne.
À partir du 16 octobre 1944, les républicains espagnols livrèrent, pour ainsi dire, la dernière bataille de la guerre civile, cinq ans après la chute de Barcelone puis de Madrid.

Ils avaient participé à la Résistance, bien qu’en février 1939 le gouvernement français issu d’une Chambre de front populaire les eût accueillis dans les camps de concentration du Midi. Ils avaient surmonté l’amertume causée par le non-respect des traités passés entre la France de Léon Blum et la République espagnole. Ils avaient combattu contre le fascisme dans l’espoir que sa défaite favoriserait la libération de leur patrie.

En octobre 1944, nombre d’entre eux poursuivaient la lutte contre l’armée allemande en retraite.

Pourtant, dès le mois de septembre, douze mille hommes se concentrent près le val d’Aran. En cet automne, ils préparent la Reconquête de l’Espagne.

On ne peut être plus explicite.

Au cours de la Résistance, le général Luis Fernandez, commandant des guérilleros, les a organisés en brigades, régiments et divisions. Il leur a enjoint de se regrouper, soit dans des exploitations forestières, soit dans des fermes isolées, dans ce qu’on nomme alors des « chantiers ». José Antonio Valledor fonde à cet effet l’Entreprise forestière. Notons que ce type de disposition survivra à la Seconde Guerre mondiale : la forêt des Landes servira de base arrière aux maquis anti-franquistes. On y instruira des combattants. Pour l’heure, des milliers de soldats s’acheminent vers la frontière, le plus souvent de nuit afin de ne pas éveiller les soupçons de l’ennemi. Nous sommes en septembre.

Le val d’Aran a été choisi pour des raisons évidentes. D’une part, c’est la seule portion du territoire espagnol située sur le versant nord des Pyrénées. De l’autre, son accès est malaisé aux troupes franquistes qui doivent emprunter un tunnel pour gagner le champ de bataille.

En principe, la direction militaire des opérations est confiée à l’AGE (Rassemblement des guérilleros espagnols). Sur le plan politique, c’est l’UNE (Union nationale des Espagnols) qui les supervise.

En réalité, et très vite, les communistes se retrouveront seuls ou presque.

Les querelles qui ont ébranlé l’unité des républicains au cours de la guerre civile ressurgissent. Les nationalistes basques s’affranchissent d’un commandement unique. Les anarchistes s’insurgent contre la prépondérance acquise par les communistes. Les trotskistes, ou prétendus tels, se signalent par leur absence. Ils sont hors jeu depuis la chute de Barcelone. À quelques exceptions individuelles près, leur implication dans la Résistance frôle le degré zéro. Quant aux socialistes, ils prônent une voie parlementaire depuis l’échec de l’insurrection de 1934. Hormis des républicains proches de Negrin, dernier premier ministre de la République, les communistes oeuvreront donc dans une quasi-solitude. Ils joueront même une sorte de solo funèbre.

Qu’espère alors l’UNE ? Occuper une zone suffisante pour y instaurer un gouvernement provisoire et, pour ne pas prêter le flanc à l’accusation d’une libération effectuée sous le contrôle des armées alliées dont elle attend néanmoins un soutien après l’engagement, elle préconise l’émancipation des Espagnols par eux-mêmes.

Dès le mois d’août, de petites unités, sous les ordres de Silvestre Gomez, ont été dépêchées en Espagne. Leur mission consiste à tâter le terrain. Les informations qu’elles recueillent sont, en quelque sorte, corrigées par l’euphorie qui règne alors en Europe. Le fascisme bat en retraite et Franco est désormais isolé.

D’autres formations, plus importantes, s’installent le long de la frontière. Leur objectif ? Créer à terme des points de diversion. On mènera des attaques simultanées.

L’équipement de cette armée levée pour la circonstance se compose avant tout de pistolets-mitrailleurs, les armes lourdes faisant cruellement défaut. Leur nombre se limite à des prélèvements réalisés sur les Allemands.

Par ailleurs, l’état-major combine des actions concertées avec les maquisards implantés en Espagne. Jesùs Monzón Repraz, dirigeant communiste alors incontournable, coordonne les initiatives. Il est retourné en Espagne dès le mois de novembre 1941. C’est lui qui ordonnera l’invasion. Il jouit d’un prestige incontesté.

Le bureau politique du Parti communiste d’Espagne, partagé entre Madrid et Toulouse, l’avalisera.

Mais le front s’étend sur une large portion de la frontière. Il intéresse plusieurs provinces. Mais, erreur d’appréciation, l’intervention des maquis de l’intérieur s’avère insuffisante. Mais la pénétration en Espagne rencontrera des difficultés inattendues, bien qu’envisageables. La Navarre est majoritairement monarchiste. Dans les autres régions, les groupes armés se heurtent à une espèce d’indifférence, voire de lassitude de la part de la population qui, le plus souvent, ignore les buts politiques de l’UNE, la constitution d’un gouvernement de réconciliation nationale dont seule la Phalange est exclue. Puis, la guerre civile et ses suites ont laissé des traces dont on ne s’est pas remis. Les prisonniers abondent. Au cours des années quarante, les forces franquistes se sont livrées à une répression rancunière. On fusille à tout va. On emprisonne. Il y a une distorsion entre l’ambition des hommes détachés et censés préparer la libération et une population éprouvée. Ils se voient convertis, par la force des choses, en propagandistes.

Avant l’assaut général, des escarmouches ont toutefois lieu. Des villes sont prises en Aragon et la garde civile, sur place, y fait face tant bien que mal. Plutôt mal. Les républicains y demeureront un mois.

Jusque-là, la stratégie républicaine est couronnée de succès, malgré les incompréhensions précitées et des échecs locaux.

Le 19 octobre, la 204e division lance les hostilités. Trois mille hommes gravissent les flancs de la montagne. Les franquistes se sont ressaisis. La surprise change de camp. Le général Yague, l’ancien conspirateur et coauteur du putsch nationaliste du 18 juillet 1936 auquel se ralliera Franco, entraîne quarante mille soldats. Le général Moscardo, le « défenseur » de l’Alcazar de Tolède, participe au projet. La riposte est aussi vive que sanglante. L’état-major républicain tergiverse. L’héroïsme ne comble pas la disproportion des forces, lesquelles d’ailleurs et pour des motifs inconnus, ne sont pas toutes engagées du côté républicain.

L’affaire est rondement menée. La dernière bataille, attardée, de la guerre civile durera quelques jours.

Il semblerait que l’efficacité d’une stratégie correcte ait été adultérée par des tactiques approximatives et par un désir de revanche auquel on accorde toutes les vertus. Jesùs Monzón ne s’est pas trompé, il s’est aveuglé. Il a cru que l’invasion susciterait une insurrection générale.

Bientôt, les soldats républicains cèdent du terrain. Pis, ils ne s’accrochent pas vraiment, comme s’ils avaient avalisé la défaite ou comme si les combats menés en France les avaient épuisés, eux qui s’étaient battus contre les Allemands et leurs collaborateurs les yeux tournés vers l’Espagne. On ne leur envoie pas les renforts utiles. Dans les cantonnements du Sud-Ouest, on attend l’ordre de route. Par exemple, Juan Castillo, commandant d’une région de maquis, et ses hommes qui ont concouru à la libération de Bordeaux resteront l’arme au pied. Le rêve de reconquête s’évanouit dans la stupeur d’une défaite. L’invasion a échoué.

Dans l’ensemble, la bataille se soldera par des centaines de morts et des centaines de prisonniers. Elle ne tournera pas au désastre car la Pasionaria et Santiago Carrillo décideront du repli.

Jacques Duclos et André Marty, informés en temps opportun de la reconquête, jugeront l’action intempestive. Cependant, le PCF la soutiendra par solidarité internationaliste.

On ne manquera pas d’observer que les républicains n’obtiendront aucune aide des Alliés. Pas un avion ne pilonnera les positions franquistes. Pas un camion ne sera mis à leur disposition. Ils ont peut-être péché par orgueil, mais on se désintéresse de leur résolution. Une seconde petite non-intervention conclut ces journées. L’Espagne ne sera pas libérée. Les Alliés ont d’autres chats à fouetter. Ils ne suppléeront pas aux faiblesses.

Et il ne faut pas mésestimer l’intelligence de Franco. Il a reconnu le gouvernement du général de Gaulle le 15 octobre, le jour précédant les invasions, à une période où les États-Unis procèdent de même, non sans réticence. De plus, Franco qui avait proposé ses services à Hitler en 1940, lors de leur rencontre à Hendaye, s’est très vite ravisé, et quand le Führer sollicite son entrée en guerre, il s’y refuse. Il recourt à une posture diplomatique inusitée : il ne déclare pas sa neutralité, il se proclame non-belligérant. Il épargne ses sympathies tant que les puissances de l’Axe tiennent le haut du pavé et ménage son avenir quand leur débâcle se dessine. De même et très étrangement, il a protégé les juifs, séfarades ou ashkénazes, au nom de l’hispanité.

On lui en saura gré, bien avant la guerre froide. Yalta y est peut-être pour quelque chose. La bataille du val d’Aran ne connaîtra pas de lendemains claironnants, si ce n’est une résistance armée, obstinée, qui subsistera jusqu’au début des années cinquante. Son souvenir sera tout d’abord menacé par l’oubli, puis le temps aidant, elle y succombera.

Denis Fernàndez Recatalà

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