Obsèques de Lise London :
Discours de Roberto Lample
Cimetière parisien d’Ivry, le 5 avril 2012
Chers amis,
Merci de votre présence pour accompagner Lise une dernière fois. Du monde entier, nombreux sont ceux qui auraient voulu être parmi nous.
Au nom des adhérents des Amis des Combattants en Espagne Républicaine (ACER), en votre nom à tous, je veux transmettre à Françoise, Gérard et Michel ses enfants, à ses petits enfants, à tous ses proches, notre profonde, très profonde affection.
Le journal « l’Humanité » a publié un très beau texte de José Fort sur la vie de Lise, la femme, la mère, la militante. Parmi les nombreux engagements de Lise, relatés par José, il en est un auquel elle tenait particulièrement, celui qu’elle avait pris auprès de la République espagnole.
Espagne. En juillet 1936, le peuple des campagnes et des villes se souleva contre les généraux factieux qui voulaient le priver de la victoire du « Frente Popular ». Franco, Hitler, Mussolini ne pouvaient accepter qu’un peuple, animé d’idéaux de justice, de fraternité, de démocratie et de paix, prenne son destin en main. Ce peuple refusa de plier à la force brutale des factieux. « No pasaran », « plutôt mourir debout que vivre à genoux », ces mots d’ordres donnent une idée de la détermination et de la bravoure qui animaient les républicains espagnols.
Face à la lâcheté de la « non intervention », des milliers de volontaires venus du monde entier se dirigèrent vers l’Espagne pour combattre auprès des républicains. L’ampleur de cet élan fraternel se traduisit par la création des Brigades Internationales. Lise, fille d’Espagnols, à vingt ans déjà une militante aguerrie, était, bien sur, une de ces volontaires.
Ce geste, unique par son désintéressement et sa générosité, a créé une relation passionnelle entre les volontaires et le peuple espagnol. Il est difficile de trouver les mots justes et encore plus de les prononcer pour exprimer la gratitude des Espagnols envers les Brigadistes, gratitude réciproque comme le dira l’inlterbrigadiste Sossenko, en 2008 à Barcelone. « Ne nous remerciez pas, non, c’est nous qui vous remercions de nous avoir permis de vivre notre idéal ». Pour Lise et tous les brigadistes l’expérience marqua leur vie à jamais.
Bien des années plus tard, avec Cécile et Henri Rol Tanguy, Adèle et Roger Ossard, le colonel Blésy au sein de l’AVER, puis avec Pierre Rebière, entre autres, au sein de l’ACER, elle consacrera toute son énergie pour que cette épopée ne tombe pas dans l’oubli, pour rappeler les valeurs des brigadistes.
J’ai fait la connaissance de Lise, au Village du Livre de la fête de « l’Humanité » à la fin des années 1990. J’entendis une voix pleine d’assurance affirmer « je suis d’origine aragonaise ». Surpris par ces paroles je me suis approché de la table et j’ai vu cette belle femme qui me rappelait ma grand-mère. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire « moi aussi ». Une discussion « aragonaise » s’en suivit. Très vite, je fus séduit par son regard et son irrésistible sourire. Vingt minutes plus tard, je repartais après avoir rempli un bulletin d’adhésion à l’ACER ses deux livres sous le bras. Lise était d’une redoutable efficacité !
Mille fois merci Lise. L’ACER a été une opportunité d’exercer le devoir de mémoire que je dois à tous ces Espagnols, communistes, anarchistes ou bien simple républicain comme mon grand- père. Ils ont enchanté mon enfance, et m’ont transmis les plus nobles valeurs. Gratitude éternelle aux Brigadistes.
Pour les adhérents de l’ACER, Lise était une locomotive infatigable, de voyages en conférences, ventes de livres, inaugurations, expositions, partout où elle était présente, elle captivait son auditoire. C’était la championne de la dédicace au village du livre à la fête de « l’Humanité », tout le monde voulait la voir, l’écouter, lui parler. Elle était toujours disponible. Elle avait un don pour séduire ceux qui l’écoutaient. Pas pour se mettre en avant, mais pour expliquer, motiver, défendre les idées qui ont animé toute sa vie.
Avec Lise à ses côtés tout était possible, que ce soit en France ou en Espagne, elle était notre porte-drapeau. Les survivants des Brigades de tous les pays lui vouaient une affection particulière.
Ce travail de mémoire partagé par de nombreuses associations, aux Etats-Unis et dans la plupart des pays européens de la Scandinavie, à l’Italie, du Royaume Uni à la Russie, et, en Espagne bien sur, a fini par porter ses fruits. Les Brigadistes ont obtenu la nationalité espagnole, le statut d’ancien combattant en France. Des stèles sont érigées à leur mémoire, à Londres, Stockholm, Cork , Barcelone et depuis l’année dernière à Madrid, à la Cité universitaire, sur les lieux où se déroula leur premier combat, aux côtés des communistes du Quinto Regimiento de Lister et des anarchistes de la Colonne Durruti. Il reste encore beaucoup à faire, sans Lise, sans les Brigadistes. A nous de nous montrer digne de ces être exceptionnels.
Et puis j’ai découvert une autre Lise. Suite à un projet de stèle à Draveil où j’habite, initiative à la quelle elle apporta un soutien décisif, je fus amené à lui rendre visite régulièrement. Le projet abouti, ces visites continuèrent. Nous nous retrouvions pour déjeuner ou en fin d’après midi. Nos sujets de discussion étaient des plus variés entrecoupés d’un verre de Porto. Elle était intarissable. J’étais impressionné par sa mémoire des faits, par la quantité de gens qu’elle avait connus et dont elle se souvenait, de la plus humble agente de liaison dans la résistance aux personnages les plus illustres. C’était un régal de l’écouter narrer ces innombrables rencontres et anecdotes, déguster ses rires, son magnifique sourire, ce regard débordant d’humanité. Plusieurs fois je me suis fait la réflexion en la regardant : « Cela ne m’étonne pas que le jeune Arthur ait craqué dès leur première rencontre».
Depuis deux ans son état physique déclinait, elle avait de plus en plus de difficulté à se déplacer. Parfois, à son regard, je voyais bien qu’elle était ailleurs, elle revisitait sa vie. Certains sujets de conversation revenaient plus régulièrement, ses parents, qu’elle chérissait, son enfance à Saint-Etienne, ses enfants dont elle était fière, l’Aragon, le communisme et les communistes, sa rencontre avec Arthur à Moscou et leur retrouvailles en Espagne, jamais la déportation sauf une fois en novembre dernier. « Tu sais ce que c’est d’être communiste ? me demanda-t-elle. J’attendais la réponse. A son regard, je voyais qu’elle était partie loin, très loin. Après quelques longues secondes de silence, elle me dit « c’est organiser l’utilisation de la tinette, dans un wagon remplie de femmes, pour ne pas en rajouter à l’horreur d’un voyage vers un camp de concentration ».
Malgré l’extrême attention dont ses enfants ont fait preuve auprès d’elle, il fallut se résoudre à l’hospitaliser définitivement. Lise comprit rapidement qu’elle ne retournerait pas chez elle. Quelques jours avant sa disparition, je lui rendis visite, elle ne pouvait pas parler, alors elle me fit une dernière fois ce magnifique sourire, et ce regard pétillant, c’était sa façon de dire adieu.
C’est un grand vide qui nous envahit, il nous faudra admettre qu’elle ne sera plus avec nous, c’est une nouvelle cicatrice qui s’ouvre dans nos cœurs, elle rejoindra celle de la guerre d’Espagne, et pour l’atténuer il me suffira de penser à ces mots de Victor Hugo, qu’elle aimait tant.
« Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent ».
Adieu ma camarade, adieu mon amie, adios mi querida maña.
Discours de P. DAIX
Lise Ricol et Artur London appartiennent à cette génération, formée par l’internationalisme, qui a voulu partager les progrès du socialisme soviétique Leur rencontre à Moscou, en 1935,— Il a vingt ans, elle, 19, — en fut le symbole, comme, hélas, le procès qui s’ouvrit, un an plus tard, allait être le symbole que Staline redoutait, par dessus tout, ce que Lise allait appeler « le printemps des camarades »
Lise et Gérard, c’est le nom sous lequel nous l’avons tous connu, vivent leur amour dans la guerre d’Espagne qui éclate alors. Lise n’en quittera les combats que pour la naissance de sa fille Françoise. Elle les poursuit en France par l’aide aux Républicains exilés et la formation des militantes, quand les hommes sont mobilisés en 1939, dans la drôle de guerre.
Lise sera encore plus au front de la Résistance contre l’occupation nazie. Ce qui la fera arrêter, en 1942, à Paris, lors de la manifestation de la rue Daguerre qu’elle conduit. Condamnée à mort par Vichy, elle n’en sera sauvée que parce qu’elle attend son fils Gérard, qui naîtra à la prison de La Roquette.
Déportée à Ravensbrück, elle y poursuit sa résistance. Dans la débâcle de 1945, elle va devoir traverser toute l’Allemagne dévastée. Elle retrouve son mari, que j’ai rencontré à la prison de Blois en 1943, qui est sorti comme moi de Mauthausen, et ses parents espagnols qui ont élevé Françoise et le petit Gérard.
La guerre froide va bientôt les enlever à la reconstruction de la France, parce que son mari, après avoir soigné un regain de tuberculose en Suisse, se voit refuser son visa de retour en France.
Voici Lise avec toute sa famille contrainte de le suivre à Prague, où Artur London devient vice-ministre des affaires étrangères. Son plus jeune fils, Michel, naît alors. Envoyé à Prague par le parti communiste français, en mars 1950, je me heurte, stupéfait, à leur isolement et dois me servir d’anciennes relations à Mauthausen pour les rencontrer illégalement. Mes craintes sont confirmées par l’arrestation de London en janvier 1951.
Suit un long calvaire pour lui et les siens, si London a échappé de justesse à la mort, fin 1952. Un calvaire qui ne commencera d’être atténué qu’en novembre 1954, lorsque Lise, ses trois enfants et les parents Ricol pourront revenir à Paris. London ne sera libéré qu’en 1956, suite à la lutte de Lise. Réhabilité seulement par le Printemps de Prague, douze ans plus tard.
De ce calvaire, enfin autorisé à revenir en France en 1963, il tirera L’Aveu, à quoi Lise fut partie prenante, pas seulement par ses lettres à son mari emprisonné. C’est le monument de leur tragédie.
Toute la famille, sauf London, car sa situation en France reste précaire, se retrouvera à Prague, fin 1967, pour le mariage de leur fils aîné Gérard avec Alena. Nous y découvrons que le président Novotny vient d’être démis de ses fonctions, au profit d’un Slovaque inconnu, Dubcek. La page du Printemps est en train de s’ouvrir. Françoise et moi en vivrons les étapes que je raconterai dans Les Lettres françaises en mai. Lise.et Gérard veulent faire de L’Aveu leur cadeau au Printemps de Prague.
De retour là-bas en juillet 1968, les dirigeants nous donnent leur accord pour qu’en dépit des pressions soviétiques contre eux, Artur London et Lise viennent apporter à Prague leur manuscrit. Le danger, croient-ils, ne viendra qu’avec le congrès du parti en septembre.
Voici donc Lise et son mari arrivés dans leur Peugeot. la nuit du 21 août, où sont largués les parachutistes soviétiques. Ils leur échappent de justesse. S’il paraît une édition de L’Aveu en tchèque, sous le manteau, je vais porter le tapuscrit à Pierre Nora, qui le publie en novembre chez Gallimard. Salué par Aragon, il connaît le succès, suivi du film de Costa-Gavras, avec Yves Montand et Simone Signoret dans les rôles de London et de Lise.
Lise le prolongera, à sa manière, par ses deux grands livres : La Mégère de la rue Daguerre et Le Printemps des camarades, où elle tire à merveille les leçons de sa vie de militante et de femme. J’ose espérer qu’ils seront mis à la portée des jeunes en livre de poche.
Les années 1970 ont apporté à Lise ses premiers petits enfants, David, Thomas et Marc. Ils seront suivis par Sacha, Amaya et Melina, puis par ses arrières petits enfants, Cara, Cyprien, Alphée, Eva, Mila et Julia,
Permettez-moi d’en revenir à un souvenir de 1989.
Pierre Emmanuel, Gilles Martinet et moi avions fondé un « Comité de soutien à la Charte 1977 », que les dissidents tchécoslovaques venaient d’élaborer pour la reconquête de leurs libertés. Nous décernions, chaque année, un Prix Jan Palach, du nom du jeune garçon qui s’était immolé le 19 janvier 1969, sur la place Venceslas, afin de protester contre l’occupation soviétique de son pays. En 1989, pour saluer la « Révolution de velours », nous avons décerné ce prix aux étudiants de Prague. Yves Montand et moi sommes allés le leur porter, le 19 janvier.
Pour la première fois, le film L’Aveu allait être projeté dans un cinéma de Prague. Il m’en reste la rencontre, sur Vaclavské Namesty, Les Champs Élysées de là-bas, entre Vaclav Havel, le président de la toute neuve Révolution de Velours, Lise, Yves Montand, Costa Gavras, le metteur en scène de L’Aveu, et Jorge Semprun, le scénariste, alors ministre de la culture en Espagne du socialiste Felipe Gonzalez. Deux ans après sa mort, London allait être de la libération de son pays.
Un de ces moments de rêve, où la roue de l’histoire semble tourner dans le bon sens. C’est, me parait-il, ce qu’a cherché Lise, toute sa vie. Elle a cru qu’elle pouvait aider la roue de l’histoire à tourner dans le sens de la liberté, du bonheur du plus grand nombre. Voilà ce que je voudrais que nous partagions d’elle. De son indépendance d’esprit. De ses combats. Avec elle, disparaît la dernière femme ayant appartenu aux Brigades internationales en Espagne.