L’Humanité Dimanche du 11 avril

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ENFANT, J’AI VU LA RETIRADA

Par Marie Laïlle

Etre une écolière de 8 ans et jouer avec ses camarades pendant la récréation, devant l’école du village, le bonheur ! Le village, c’est Lamanère, au sud du Canigou, dans le Haut-Vallespir, le village le plus au sud de la France continentale, juste au pied de la montagne frontalière avec l’Espagne.

Or, cette après-midi du 31 janvier 1939, nos criailleries et nos jeux brusquement cessèrent, nous laissant figés sur place : sur la route où débouche le sentier qui vient de la frontière, s’avançaient en silence  des groupes de femmes, certaines avec un baluchon fait d’un grand foulard aux quatre coins noués, d’autres portant de tous jeunes enfants. Des garçons et des filles de notre âge, mais sales et traînant les pieds, marchaient à côté d’elles et nous regardaient à la dérobée, fourbus et effrayés. Des personnes âgées suivaient ce cortège avec un panier recouvert d’une serviette à carreaux ou une valise trop lourde pour leurs pauvres vieux bras. Ils arrivèrent sur la place, s’assirent sur les marches qui montent à l’église, nos maîtres coururent les recevoir : l’exode des espagnols républicains avait commencé.

« Il fallait s’y attendre », disaient les grands, ceux-là même qui expliquaient les grondements que nous avions entendus derrière la montagne :   « c’est le bombardement de Gérone ». Mais qui savait où était Gérone et que signifiait bombardement ? Nous avons compris que c’était un malheur en voyant déferler 4 ou 5 mille personnes dans notre village de 400 habitants. Le flot continua quelques jours et nous, les enfants, nous fûmes expulsés de l’école, les deux classes et les préaux servant de refuge.

Ces vacances inattendues me comblèrent pour m’informer auprès de ceux qui parlaient catalan comme moi et qui me racontèrent l’abandon de leur maison, leur peur le long des routes, leur espoir à présent. Je ne comprenais pas tout mais je crois que j’ai senti, pour la première fois de ma vie, ce qu’était la pitié.

J’ai vu arriver aussi des soldats dépenaillés, couverts de poux, blessés corps et âmes, qui parlaient d’un certain « Mèxic » où ils voulaient aller. J’ai dû chercher longtemps sur la carte ce mot catalan, ce Mexique de leurs rêves. Mais ce qui m’a impressionnée le plus c’étaient les tapis de balles, de grenades, les tas de fusils laissés sur le bord du sentier après le passage du col qui leur semblait être la porte de la liberté. Le maire du village se démena comme un diable pour nourrir tout ce monde et les habitants apportèrent spontanément leur concours. Il faut dire que toutes les familles avaient peu ou prou des racines de chaque côté de la frontière. Ce qui n’empêcha pas que certains se fâchèrent très fort parce que les chevaux, les vaches, les moutons qui avaient aussi franchi la frontière comme monnaie d’échange piétinaient les cultures ou broutaient dans les jardins. De plus ceux qui devaient coucher à la belle étoile, belle mais si froide en ce début février 1939, coupaient des arbres pour se chauffer n’importe où, y compris les fruitiers.

Des soldats sénégalais étaient montés de Perpignan pour surveiller les réfugiés qui les regardaient de travers en grommelant : «  Moros, moros ! ». Je croyais qu’ils se trompaient et que les maures étaient des arabes. Pour moi, c’étaient les premiers noirs que je voyais « en vrai » et leurs mains noires puisant le riz blanc dans leurs gamelles me fascinaient.

Ma famille aida à soulager beaucoup de misère et reçut en remerciement un agneau. Ce fut pendant quelque temps mon jouet, ma peluche vivante. Entrant un jour chez mes grands-parents, je trouvai… la peau de mon petit agneau. On l’avait tué parce qu’un agneau, ça se mange. Pas moi ! Je n’ai jamais mangé d’agneau de ma vie !

Chagrin d’une fillette de 8 ans, immense pour moi, dérisoire quand j’ai compris plus tard la tragédie de la Retirada. Il y a 70 ans, c’était hier !